Chers lecteurs, chères lectrices,
Dès le 9 novembre en librairie, PÈRE PEDRO et PIERRE LUNEL, vous disent ce simple mot : RÉSISTE!
Nous partageons avec vous cet extrait du livre:
LE COMBATTANT ET LE PASSEUR
Dix ans que, chaque année, je me rends à Madagascar. Ce voyage, je l’effectue naturellement. C’est comme si j’avais perçu un signe. Il n’est certes pas question d’une chute de cheval comme pour Paul de Tarse, d’un lépreux sur mon chemin comme pour François d’Assise, d’une voix comme pour Moïse, d’un carillon de cloches comme pour l’abbé Pierre ou d’une étoile comme pour les rois mages.
Le signe que j’ai perçu, invisible et très sensible à la fois, est une émotion qui ne ressemble à aucune autre, violente, étrange, inhabituelle, presque contraire à celle que l’on éprouve habituellement devant ce qui nous apparaît beau et bon ou face à ce qui nous gratifie. J’aime la recevoir comme une étrangère. Ce signe me rappelle quelqu’un. Il est de ces émotions qui font surgir dans ma mémoire la puissance d’un souvenir intime. On aurait dit que quelque chose a été enfoui au nom de je ne sais quoi. Ce ressenti qui dit que quelque chose ne demande qu’à renaître. Sans doute s’agit-il d’une forme de compassion – un ressenti si fort, si original, qu’il parvient à me conduire hors de moi-même, jusqu’à m’oublier parfois. Ni mes parents ni l’école, ni les curés ni les psys ne sont parvenus à me conduire à vivre cela.
Je me suis si souvent convaincu, par égoïsme peut-être, qu’une émotion ne répond qu’à une gratification person-nelle. Faut-il que la compassion provienne d’une source extérieure à mon propre corps et à mon propre cerveau pour que je m’en découvre pénétré, imprégné? Ni plaisir ni désir, ni séduction ni pouvoir, ni orgueil dans cette émotion. L’ego était le lieu qui en détenait jusqu’ici le monopole. Comment ne pas ressentir de compassion au contact de ce monde : celui de la misère.
De la misère, avant d’arriver à Madagascar, j’en avais vu… Difficile, après avoir traîné ses guêtres chez les pauvres de l’abbé Pierre, les chiffonniers des bidonvilles du Caire et les oubliés des townships de Johannesburg, de ne pas se dire que ça y est, la misère, on peut s’y habituer. C’est oublier que le propre de la misère, c’est de susciter une émotion d’une intensité qui demeure intacte. Partout où elle se trouve, la misère fait de toutes ses victimes des frères. Le bon pape François a bien raison, lui qui parle des « périphéries ». Un seul et même mot suffit à témoigner de cette unique réalité.
Partout, la très grande pauvreté a le même dénomi-nateur : on vit sans toit, subsiste sans travail, survit sans argent, grandit sans école et meurt sans soin. Aucun espoir de s’en tirer. La compassion, seule, vous permet d’y voir un peu d’humanité. Cette humanité que nous partageons avec le misérable – ils restent des hommes et des femmes. Même si, peut-être, aux yeux de beaucoup, ces damnés de la terre n’ont de commun avec eux qu’un semblant d’humanité.
C’est cela, la compassion, voir en premier lieu, dans chacun de ces misérables qu’on a devant soi, le diamant qui fait de l’homme un homme, restituer à chacun son entière dignité. On pourrait s’habituer au jour nouveau après le cycle de la nuit. On pourrait aussi le comprendre comme une naissance à partir d’un rien de vie. Mais qui peut s’habituer à voir un homme sans rien ? Qui peut comprendre un millième de sa vie ? Oui, compatir, c’est entretenir la lumière vacillante de la vie chez cet autre, ce frère. Celui qui compatit se sait vivant comme jamais. Par la force de la compassion, la main tendue se sait capable de redonner vie à cet oublié.
C’est toujours injuste, l’indifférence. Oui, il est injuste qu’une vie s’évapore à cause d’elle. La misère, elle colle à la peau. Tous ceux qui ont eu de la compassion le savent. Elle permet d’oublier ce regard tourné vers soi auquel tant sont accoutumés. Or, la misère n’est pas uniforme, sauf pour qui la regarde de loin. De fait, en s’approchant d’elle, on voit bien qu’elle n’abolit pas les différences. Chaque fois, elle vous paraîtra semblable, et chaque fois, vous la découvrirez différente. Comparer la misère de Madagascar et celle de Haïti, celle des faubourgs de Dacca ou celle des favelas de Rio est une gageure !
À la misère, Pedro a consacré toute une part de lui-même. Il vit la compassion continuelle. Quand il me dit : « Tu ne peux pas comprendre… Tu ne le pourras jamais ! », je crois qu’il a raison… On ne peut pas vraiment comprendre la grande pauvreté si on ne la côtoie pas tous les jours au plus près, si l’on ne va pas prendre à chaque instant la main tendue de l’autre, si l’on ne lui parle pas continuellement avec le cœur. Si l’on ne choisit pas d’éprouver sans arrêt de la compassion. Vivre un cœur à cœur. Et, même ainsi, il reste encore cette part d’inconnu, d’indicible et d’inexprimable. Mystère de cet autre qui nous est proche et dont nous ne connaîtrons jamais parfaitement le quotidien de souffrance ! Si je lis la définition du verbe « compatir », j’apprends que c’est l’action de « prendre sur soi la souffrance de celui qui souffre »… Soit ! Cependant, même la compassion la plus aimante ne vous métamorphose pas en misérable.
Vous pouvez parfois vous mettre dans la peau de l’autre, épouser un temps sa souffrance, mais ce n’est qu’un droit de visite, certes sublime, mais passager. Répétez cet acte d’amour au quotidien, plusieurs fois par jour. Cela ne fait pas de vous un misérable. C’est là que la compassion atteint sa limite. Oui, il nous faut accepter de ne pouvoir aller plus loin. Ainsi, quand le P. Kolbe prend la place du père de famille promis à la chambre à gaz parce que cet homme a des enfants, il monte au sommet de la compassion ! Mais prendre sur lui la peur, la souffrance vécue par l’homme pour lequel il offre sa vie en rançon, y est-il parvenu ? Je ne puis l’affirmer, pas plus que pour François d’Assise avec le lépreux, ou pour Monsieur Vincent avec le galérien, ou pour l’abbé Pierre avec l’ivrogne suicidaire, ou pour sœur Emmanuelle avec les chiffonniers du Caire, ou pour mère Teresa avec le mourant qu’elle tenait dans ses bras.
Pas plus que les autres, Pedro n’est le Malgache misérable tout droit sorti des rues de Tana et qui a vécu mille morts.
Il n’empêche ! Sa compassion ne fait pas de lui celui qui l’a habillé de sa souffrance, mais elle l’a marqué, travaillé, transformé. Car la compassion nous fait sortir de nous-mêmes et de notre confort, elle peut faire de nous un autre, une autre, ainsi qu’elle l’a fait pour Pedro. Lui, c’est un héritier de ceux qui vivent le dépassement de soi. La plupart d’entre nous auront éprouvé une fois, deux fois, cent fois dans une vie la compassion. Mais rares sont ceux qui ont choisi de le vivre chaque jour, à la manière d’une respiration ou d’une manière d’être. Cela, Pedro l’a fait !
La compassion vient de l’amour. Elle est l’amour gratuit. L’amour don, l’amour absolu. Le seul amour sans véritable réciprocité. Tel est le grand apport révolutionnaire de Jésus à l’humanité : celui de nous révéler à nous-mêmes ce diamant, ce trésor de la compassion. Pour le comprendre, il faut se dépouiller de tout ce que l’on est, de tout ce que l’on sait, pour exprimer l’indicible. Il faut dépouiller son langage de toute fioriture, de tout qualificatif. Il faut se taire, souvent.
Quand Pedro parvient, un jour de 1989, sur la colline de la misère absolue, quand il apparaît dans cette décharge sur les hauteurs de Tana, sa première tentation aurait pu, aurait dû être de fuir. Pedro a résisté à la tentation de fuir. Il est là. Il est resté. Comment comprendre cette décision ? Qui le peut ? Dès le début, Pedro a lutté pour que soit supprimée cette colline de la honte, sans y parvenir, parce que la volonté politique fait défaut.
Quand, moi-même, je suis allé sur la montagne de déchets pour la première fois en 2012, cela faisait déjà une vingtaine d’années que Pedro la foulait chaque jour. Je voulais être le témoin de ce que faisait ce héros. Je venais voir comment il avait surmonté sa peur. Le héros reste un homme, un homme avec ses peurs.
L’environnement avait beaucoup changé. Pedro avait bâti avec eux et pour eux des villages aux belles maisons colorées. Surtout, les écoles étaient nées et accueillaient déjà 13 000 enfants rieurs. Pour moi qui venais d’un monde aseptisé, le choc fut immense. Ce n’était pas tant l’odeur âcre de l’ordure, le pourrissement des déchets, le bourdonnement et la saleté des mouches. Je constatai la présence de ces êtres humains sur une colline hostile, affrontant puanteur, mort, maladie. J’y rencontrai tant d’hommes et tant de femmes, et tous ces enfants… Ils continuaient encore de survivre dans ces rebuts de la ville. J’ai dit un mot à ces hommes et à ces femmes, j’ai caressé la tête des enfants. C’était dur. Bientôt, ma table bien propre et mon lit douillet me manquaient. Comment Pedro faisait-il pour rester là ?
Quand, plus tard, il me permit d’aller voir les pauvres chez eux, dans leurs maisonnettes, et de leur parler, de les entendre me raconter leur vie à chacun, des vies si semblables – et pourtant si différentes pour peu qu’on soit attentif à un bout de sentiment exprimé, à un aveu timidement lâché –, j’étais encore ce témoin, cet oiseau de passage ! Et c’est peu de dire que je lui suis reconnaissant de m’avoir permis de leur donner un sourire, d’écouter leurs silences, de plonger mon regard dans le leur, de laisser s’installer entre nous un éclat de rire, un je-ne-sais-quoi de complicité passagère et sincère. De leur offrir un bout de ma misérable compassion. De me faire leur frère au plus noble sens du terme, l’espace d’un instant. D’épouser leur joie et leur peine, de deviner leur courage sous leur timidité, leur ténacité derrière leur modestie. Merci, Pedro, de m’avoir donné l’occasion de vivre en mon âme la vérité de la parole du sage…
Oui, je me rappelle les mots de ce sage de l’Inde éternelle. Il avait dit à ses disciples : « À quoi reconnaîtriez-vous que la nuit est terminée et qu’il fait jour ? » L’un d’eux avait répondu : « C’est quand, de loin, je peux distinguer dans deux êtres qui cheminent que l’un est un homme et l’autre une femme ! » Le sage ne fut pas satisfait… Un autre disciple dit : « C’est quand, de loin, je peux deviner entre deux arbres que l’un est un manguier et l’autre un cyprès ! » Le sage n’en était toujours pas satisfait. Les disciples se turent donc pour entendre sa réponse : « C’est quand de loin vous reconnaissez en l’homme qui chemine un frère et dans la femme qui chemine à ses côtés une sœur… Alors vous saurez que la nuit s’achève et qu’il fait jour. Tant que vous ne verrez pas cela, même s’il fait jour, vous demeurerez dans les ténèbres ! »
Merci, Pedro, de m’avoir permis de voir au plus près, armé d’un pauvre sourire, que la femme qui m’accueille est ma sœur, que l’homme que j’écoute est mon frère ! Leurs sourires, leurs regards demeurent gravés en moi. C’est sans doute la raison pour laquelle je reviens chaque année les voir : pour échanger un sourire, un mot, un instant, un bout de fraternité… Je veux transmettre ce dont j’ai été témoin, être ce passeur d’ émotions.
Car il me faut résister… Résister à mon ego… Revenir auprès de ces gens. Auprès d’eux ! Même si j’ai l’impression d’être inutile. Je ne sais pas bâtir des maisons, je ne suis pas habile de mes mains. Je ne sais que parler – et je ne parle pas le malagasy – et sourire, voilà qui est universel ! Je dois essayer d’aller au bout de leur cœur simplement avec le sourire. Les très pauvres ressentent les choses avec autant de subtilité que vous et moi. Mais que pèse ma petite résistance à côté de celle de Pedro ? Lui est toujours là, près de vingt ans après être entré courbé, presque en rampant, sous la tente déchiquetée de la première famille, là-haut sur la colline qui s’appelle aujourd’hui Manantenasoa ?
Résister… A-t-on idée de ce que cela représente que d’aller en 1989, seul, sur une colline maudite, pour se courber afin d’entrer dans un abri de misérable, un lieu où on n’est même pas invité ? Que de promener son regard sur des visages hostiles ? Que de hasarder quelques mots dans un malagasy hésitant ? Et pour dire quoi ? Des mots qui paraissent improbables, inaudibles, incroyables et presque risibles…
« Je suis venu vous voir pour vous aider, pour qu’ensemble nous nous mettions droit ! Si vous ne le voulez pas pour vous-mêmes, au moins acceptez-le pour vos enfants ? »
Une chance sur un million qu’ils l’écoutent ! Pas vraiment plus… Non, ce n’est pas la première fois qu’on leur dit ces sornettes. Pas la première fois qu’on dit vouloir les aider. La misère la plus terrible, c’est bien quand on n’y croit plus. Ces misérables n’y croyaient plus. C’était déjà bien assez que de survivre au jour le jour. Se pensaient-ils encore humains ? Rien n’est moins sûr…
Ces misérables, personne n’avait jamais vraiment fait attention à eux. Il n’y avait plus rien. Seule restait la très grande misère. Plus d’espérance. Ils devaient être maudits. Frantz Fanon a eu raison de parler des damnés de la terre. Avoir une vie comme celle-là, c’est demeurer en enfer ! Même pas la peine d’attendre le Jugement dernier, il est déjà là. Dans cette vision d’horreur.
Comme il lui en a fallu, d’esprit de résistance, à Pedro, pour s’en aller vivre avec eux, au milieu d’eux, comme eux ! Une décision comme celle-là ne se réfléchit pas.
Aucun calcul, aucune préparation, aucune de ces choses qui passent par le cerveau. Ça sort du cœur, directement. Sans tamis, sans hésitation, sans raison. On appelle cela l’amour, cela vous dépasse et vous entraîne.
Avant cette visite à la décharge qui a changé son destin, Pedro était moine lazariste ! Il avait déjà vécu près de vingt ans à la dure, avec des villageois du sud de Madagascar, dormant peu, mangeant mal, tombant malade et parfois gravement… Il avait ses frères, sa communauté, son logis, une vie simple. Il ne possédait déjà pas grand-chose ! Sa famille était au loin, en Argentine. Il avait laissé ses amis, le souvenir d’un père et d’une mère qui l’avaient chéri, de frères et de sœurs qu’il avait aimés… Mais qu’était-ce en comparaison de ce qu’il voit en ce jour de 1989 sur la colline ? Ces gourbis ? Cette puanteur ? Cette absence de soin ? Cette sauvagerie ? Serait-il venu se jeter dans la gueule du loup ?
Et si ce loup, c’était l’Évangile ?
Là, d’un coup, sans réfléchir, au nom de la justice et de l’amour, il a choisi de résister. Il l’a fait à cause de ces mots, si vieux, tellement indémodables : « Tout ce que vous ferez aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez ! » Difficile de trouver plus petits que ces misérables-là. L’amour est une lumière qui part du cœur. Une lumière éblouissante. Elle ne s’éteint pas.
Mère Teresa, sœur Emmanuelle, l’abbé Pierre, Pedro, ont cela de commun : ils ont résisté. Ils ont été plus forts que leur ego. Définitivement. Sans retour en arrière. Ils nous montrent ce qu’est la compassion vécue en continu. Sûrement pas un feu de paille, une vaguelette qui vient puis s’en va, un coup d’éclat éphémère, de la vapeur éthérée…
La compassion, c’est comme le buisson ardent qui parle à Moïse et dont le feu ne s’éteint pas !
« Mais enfin, Pedro, comment tu fais pour ne pas avoir envie de t’en aller ?
– Qui te dit que je n’ai pas envie de m’en aller ?
– Mais enfin, tu es là, ça fait trente ans ! Tu es arrivé dans la force de l’âge, et tu as le cheveu qui grisonne et la barbe qui blanchit ! Trente ans… Ce n’est plus une aventure, un camp de vacances, une retraite… C’est même au-delà d’une mission ?
– Non, ce n’est rien de tout ça. C’est une résistance ! C’est simplement résister. Résister à l’indifférence, à l’injustice, au mensonge, à la peur. Et à moi-même ! »
Il éclate de rire. Son rire est tonitruant. Il lui ressemble. Il a la voix grave et rocailleuse des paysans de Slovénie. Sa crinière aux reflets blonds est celle d’un lion de l’Afrique. Son regard est doux et incandescent à la fois… Quand il interrompt nos échanges pour accorder son attention à ce pauvre qui a priorité sur tout dans sa vie, je le regarde à la dérobée. Pas une marque de lassitude ; rien qui trahisse la fatigue, l’agacement, l’exaspération ; rien qui témoigne d’un temps qui lui serait volé. Ce regard, ce cœur, ces mains, cette voix, cette crinière, cette barbe ont connu mille tempêtes, mille drames, mille morts et une unique espérance. Son espérance est la signature de l’Esprit de l’Évangile, celui qu’on appelle chez les chrétiens « le Saint-Esprit ».
Quand une famille vient de la rue et lui dit qu’elle n’a rien à manger, qu’elle ne sait pas où dormir et que les petits ne sont pas soignés, mesure-t-on bien ce que cela signifie si on n’a jamais connu de situation pareille ?
Quand on ne travaille pas et qu’on ne gagne rien, et qu’on vient lui demander du travail, est-il, Pedro, un employeur pour en donner ? Quand l’enfant qui jouait avec gentillesse et spontanéité dans sa courette est devenu un adolescent, une adolescente qui fait les 400 coups, se drogue et se prostitue, ce qui arrive quelquefois, que faire et que répondre ? Quand celui ou celle qu’on a aidé une fois, deux fois, dix fois vous trahit, quand il ou elle vous trompe… Quand l’homme à qui on a expliqué cent fois qu’il lui faut se remettre dans le droit chemin, se saoule et bat son épouse, qu’il la trompe et fait d’autres enfants à d’autres femmes – dont il ne s’occupe évidemment pas – alors qu’il vous a promis cent fois de s’amender… Que dire ? Que faire ? Multipliez tous ces cas par dix, par vingt, par cent, et vous aurez un aperçu de la réalité que vit Pedro au quotidien, de la difficulté inouïe de ses réponses et de ses choix, du caractère souvent inextricable des problèmes qui lui sont soumis…
Pour lui, les mots ne sont pas que des mots : ils traduisent pauvrement une réalité charnelle et vivante de toute éternité, une parole première, un infini au-delà de toute parole humaine, un esprit au parfum d’Évangile. Il vit des mots qu’il emploie, de toute son âme. Pedro est un résistant, un dissident. Moi, je joue un rôle, et lui, il joue sa vie. À chaque instant. Je peux bien maladroitement essayer de mettre des mots sur cette vie de résistance, être un témoin, mes mots n’exprimeront jamais assez.
Chacun à notre façon, nous sommes sincères. Il vit sincèrement pour les autres, au nom de l’amour. Je le traduis tant bien que mal au plus grand nombre, avec sincérité.
Mais ça y est, nous avons le temps de reprendre notre discussion :
« Pedro, tu connais, bien sûr, les toutes dernières lettres de mère Teresa, là où elle parle de ses “nuits” ?
– Bien sûr…
– Toi aussi tu connais, j’imagine, ces nuits de l’ âme ?
– Cela m’arrive, mais mes “nuits” ne ressemblent pas aux siennes ! J’ai la chance d’être né à la fois slovène et argentin… Et cela change tout ! Je suis solide comme un paysan slovène et joyeux comme un kid argentin. Chez nous on s’embrasse, on rit, on a l’ADN joyeux. On est fabriqués comme ça… Cela aide, crois-moi, quand les moments sont durs ! »
Il se fait grave, soudain. Sa voix n’est plus tonitruante, elle devient douce et tendre.
« Quand je suis tout seul avec Jésus dans ma chambre, je lui demande souvent : “Dis-moi, je t’en prie, ce que je dois faire. Dois-je rester ? Dois-je partir ?” Jésus ne me dit rien, mais je subodore sa réponse… Depuis trente ans. Cela veut dire qu’il faut que je reste ! Que je Résiste ! Donc depuis trente ans, je résiste, c’est aussi simple que ça ! »
Il rit. Décidément, il reste argentin jusqu’au bout des ongles. Joyeux même dans le combat le plus âpre. À le voir vivre, on croirait presque que Monsieur Vincent jouait au foot, dansait le tango et buvait du vin de Cordoba.
Pierre Lunel avec le père Pedro
(éditions du Rocher)
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